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Makoko, l'avenir incertain d'un village lacustre rattrapé par la ville

 

Ce texte propose une réflexion sur l’avenir de l’habitat traditionnel dans la ville africaine. L’exemple présenté ici n’est de loin pas un cas isolé. Avec l’étalement urbain des villes de ce continent, de nombreux villages situés auparavant à des kilomètres de l’agglomération sont devenus partie intégrante de la ville africaine contemporaine. Ce phénomène de déplacement ininterrompu des limites de l’urbanisation soulève la question de l'avenir de l'habitat traditionnel en milieu urbain.

 

 

Un territoire en mutation

 

Le 12 juillet 2012, les autorités de la ville de Lagos au Nigeria avertirent les 150'000 habitants [1] du quartier lacustre de Makoko qu’ils avaient 72 heures à disposition pour quitter leur domicile et que le quartier allait ensuite être détruit[2]. La lettre des autorités précisait que les constructions illégales constituaient une nuisance environnementale et un risque sécuritaire pour les habitants ainsi que pour l'ensemble de la population de Lagos, qui est estimée à 12 millions d’habitants[3]. Avec la proximité du centre économique moderne de la ville, cette poche d'habitat traditionnel occupée par une population pauvre ne correspond pas à l'image que la ville souhaite se construire. De  plus, le quartier se situe dans une zone à forte valeur foncière. Il est ainsi reproché à Makoko de nuire au gain économique potentiel du front de mer, aux dépens du statut de mégapole internationale que Lagos cherche à se construire.

Le résultat de cette politique de « déguerpissement » est qu’environ 20'000 habitants ont perdu leur logement même si le quartier n'a pas été intégralement démoli. Le  gouvernement nigérian n'en est pas à sa première tentative de démantèlement. Déjà en 2005, il avait pratiqué la même stratégie envers ce quartier, provoquant alors le déplacement de plus de 3'000 habitants[4].

Ces actions ont été largement dénoncées par les habitants, notamment via les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube) et relayées par des médias nationaux et internationaux, ainsi que par  diverses associations et ONG. Ces événements, alliés à la situation très spécifique de ce quartier, ont participé à ériger Makoko comme un exemple emblématique de lutte urbaine.

 

Ces événements sont liés à la valeur patrimoniale de ce type d’habitat. Les décideurs politiques visent un embellissement de la ville de Lagos et son positionnement de pôle économique national et international. A leurs yeux, l’habitat traditionnel ne possède pas une valeur suffisante pour justifier son maintien. On constate que la modernisation rapide des villes africaines se base principalement sur des standards urbains et architecturaux étrangers défendant une image de la modernité importée. Et ce tout particulièrement dans certains quartiers centraux, lieux de pouvoirs politiques ou économiques. Cette évolution conduit à une faible prise en compte des typologies africaines d'habitat traditionnel,  notamment celle des villages lacustres. Dans le contexte africain qu’est celui de Lagos, il est donc légitime de réfléchir aux possibles évolutions de ce patrimoine spécifique. Mérite-t-il d’être conservé  ou représente-t-il une trop grande contrainte pour ses habitants et une atteinte à l’image de la ville moderne? Existe-t-il une voie intermédiaire, un compromis, permettant aux habitants et aux autorités d’y trouver leur compte ?

 

Une accélération de la précarité urbaine

 

Le quartier de Makoko, dont la spécificité est d’être situé sur l’eau, était à l’origine un village de pêcheurs sur la lagune de Lagos. Selon la légende, il a été créé par l’union magique d’un charpentier Yoruba et d’une pêcheuse Egun. Sa fondation remonterait au 18ème siècle, mais son intégration à l’agglomération de Lagos s’est faite plus récemment, aux alentours des années 1960[5].

L’avalement de ce village par la ville eut de nombreux impacts, sociaux, économiques et environnementaux. Le quartier se situe à présent dans une zone relativement centrale de la ville alors qu'il en était auparavant fort éloigné. Les principales explications de cette situation sont d'abord la fulgurante explosion démographique de la ville qui engendra une croissance urbaine considérable mais aussi le développement anarchique qu'a subi la ville dans la période suivant l’indépendance du Nigeria. Son organisation et sa planification ont depuis longtemps échappé des mains des autorités publiques qui ont tenté d'en reprendre le contrôle sans succès[6].

 

Plusieurs éléments permettent de mettre en évidence la précarité de ce quartier. Le principal signe est le niveau de vie très bas de sa population. A la précarité définie par son milieu socio-économique, s’ajoute un nouveau type de précarité liée au contexte urbain récent du quartier. L’augmentation de la population se traduit par une dégradation de l’environnement lagunaire fragile, n’arrivant plus à se régénérer naturellement. Les habitations sont surpeuplées, dans une chambre résident en moyenne de 6 à 10 personnes. Le manque d’infrastructures est criant, on peut noter l’absence totale de réseau de distribution d’eau potable et de traitement des eaux usées, ainsi que l’inexistence d’un système de collecte des déchets domestiques qui sont rejetés dans la lagune. Les habitants ont accès à l’eau potable par des points de distribution communaux mais le service est payant, ce qui demeure un obstacle majeur à l’accès à cette ressource essentielle pour la population la plus pauvre[7]

 

 

Une modification de la valeur d'usage

 

Ce village lacustre,  n’est pas le seul à posséder la particularité d’être placé sur l’eau. En effet, d’autres villages de la lagune de Lagos comme Lekki ou Akodo-Waya, sont également situés sur l’eau[8]. A une échelle régionale ouest-africaine, on peut observer ce même type d’habitat au Bénin, avec les villages des Aguégués, de Ganvié et de So Tchanoué, mais aussi au Ghana avec le village de Nzulezo. Makoko n’est donc pas une particularité locale, mais bien un habitat traditionnel régional dont les caractéristiques sont pertinentes dans ce climat tropical.  La raison première de cette organisation spatiale et urbanistique est vraisemblablement la volonté d’avoir un accès privilégié à la ressource alimentaire principale qu’est le poisson, mais aussi à une volonté de se protéger des attaques, pillages, razzias esclavagistes et autres mésaventures ayant pu se produire sur la terre ferme.

 

La population d’origine, constituée de communautés de pêcheurs, continue de pratiquer son activité principale, mais la quantité de poisson a fortement diminué,  les eaux étant de plus en plus polluées. Dès lors, producteurs halieutiques et consommateurs de la pêche locale se retrouvent affectés. La dégradation de l'environnement représente un des enjeux majeurs pour l’avenir de ce village lacustre que l'on peut désormais qualifier de bidonville. Malgré les conditions décrites, il est intéressant d’observer que Makoko demeure un lieu d’importance pour le commerce, l’échange de marchandises venant en grande partie de l'extérieur du quartier. Ceci démontre que ce territoire n’est pas hermétique, car de nombreux échanges se développent entre lui et l’ensemble de la ville [9] . Par rapport aux villages lacustres de la région, Makoko est celui qui s'est le plus transformé avec notamment une modification de son activité économique et de sa structure sociale, donc de sa valeur d'usage.

 

 

Une persistance de la gouvernance traditionnelle

 

Depuis plusieurs années on observe à Makoko l’arrivée de migrants venant des pays voisins (Bénin, Togo, Niger) ou d'autres régions du Nigeria. Certains fuient les violences interethniques et interreligieuses dont le Nigeria est victime, tandis que d’autres arrivent à Lagos attirés par les multiples opportunités qu’offre la mégapole. Ces nouveaux arrivants viennent parfois d'autres régions et ne pratiquent souvent pas la pêche, soit l'activité économique historique. La haute proportion de migrants dans ce quartier précaire, avec notamment une grande partie venant de régions rurales,  pose la question de leur intégration sociale dans le bidonville. Tandis que certains ne pratiquent pas l'activité principale du quartier, d'autres n'ont pas l'expérience de la vie urbaine africaine, de ses méandres et de ses techniques de survie quotidiennes.

 

Comme précédemment décrit, les autorités tentent actuellement de déloger les habitants de leur quartier, ne souhaitant en aucun cas inciter de nouveaux arrivants à venir s’installer. En allant dans cette logique, les pouvoirs publics sont absents de ce territoire et ne l’approvisionnent pas en équipements, infrastructures et services. Afin de pallier à cette marginalisation programmée, la population cherche à s’organiser de manière informelle pour répondre aux nécessités de base, telles que la sécurité, l’éducation, l’eau et la nourriture[10]. Cette réalité ambivalente et potentiellement conflictuelle a pour conséquence de renforcer le pouvoir traditionnel local. C’est ainsi que chaque arrivant doit demander une autorisation à un chef local pour pouvoir bâtir une maison sur pilotis. Le bidonville se divise en six zones, gouvernées chacune par un chef traditionnel[11].

 

 

Des perspectives de développement

 

Suite aux réflexions amorcées, deux scénarios s’avèrent plausibles dans l'évolution future de ce quartier.  L'enjeu étant ici de proposer des perspectives de développement par rapport à son intégration urbaine dans la ville de Lagos. Celui-ci évolue entre deux pôles antagoniques, soit le démantèlement du quartier ou la patrimonialisation de l’habitat traditionnel.

 

A) Démantèlement: Makoko ne possède pas de perspectives de développement soutenables en milieu urbain

 

Sa situation trop centrale et sa croissance démographique incontrôlable impliquent la nécessité de réfléchir à des conditions d’assainissement et de relogement de la population. Dans ce scénario, le patrimoine construit que représente Makoko ne présente pas un intérêt suffisant justifiant sa conservation. L’UNESCO précise que l’habitat traditionnel ne justifie sa sauvegarde que si l’activité qu’on y exerce est liée à sa forme[12]. L’activité de la pêche étant associée aux maisons sur pilotis, comment assurer qu’elle perdure dans une situation urbaine où la salubrité de l’eau est désastreuse et ne permet plus cette activité ? Comment permettre une installation sur l’eau, alors que le principal avantage économique n’est plus exploitable ?

Le gouvernement nigérian propose un « embellissement » de Lagos passant par un démantèlement de l’habitat traditionnel. Pourquoi ne pas lui donner crédit pour son initiative ? Investir dans l’image de la ville n’est pas un acte inutile. Dans cette hypothèse, la prise en charge des victimes des «déguerpissements» s’avère un thème essentiel à résoudre.

 

B) Patrimonialisation: Makoko pérennise son avenir en milieu urbain

 

La revalorisation et la préservation de l’habitat traditionnel entraîne un développement économique profitable aux populations locales. Dans cette perspective, Makoko a une valeur patrimoniale forte, ce village devient alors le témoin d’une tradition régionale et d’un modèle contemporain de planification urbaine à identité africaine préservant et valorisant une « bulle » d’habitat traditionnel. Voué par exemple au tourisme, ce quartier serait une nouvelle façade pour la mégapole.

L’UNESCO pourrait guider les axes de développement du site. Il s’agirait alors d’encourager les spécificités locales comme l'activité halieutique pour autant que la qualité des eaux lagunaires le permettent. Le transport sur la lagune et le tourisme auraient également l'opportunité de contribuer à ce processus. Pour assurer le succès de cette dynamique, la population y participera activement .

La reconnaissance jouerait un rôle primordial qui pourrait ensuite se concrétiser par une inscription au Patrimoine Mondial de l’Humanité comme l'est le village sur pilotis de Ganvié situé au Bénin à une centaine de kilomètres de Makoko. Le Gouvernement s’occuperait de l’assainissement et des infrastructures de base ce qui supposerait le réinvestissement de ce territoire. De plus il formaliserait les droits de propriétés des habitants, légitimant ainsi leur présence. La prise de conscience collective inciterait les habitants à mettre en valeur leurs maisons. Ce qui s’inscrirait dans un nouveau processus d’« embellissement » de Lagos et de pérennisation du village lacustre qui quitterait son statut de bidonville.

 

Vers un espace négocié 

 

Du fait de l'impopularité et des remontrances des bailleurs de fonds internationaux (Banque Mondiale, FMI, ONU,…), les opérations de déguerpissement partiel ou total semblent de plus en plus impopulaires. Il y a donc de fort à parier que l’Etat se désintéresse de ses projets. Ainsi Makoko continuera de subsister en tant que tel. Le scénario du démantèlement n'a donc que peu de chances de survenir. A l'autre extrémité, la patrimonialisation présente de nombreux obstacles pour se réaliser. Le principal est celui de la très forte dégradation du milieu naturel de la lagune. Ces constats laissent à penser que l'évolution la plus probable se situe entre ces deux scénarios, comme un subtil curseur entre deux polarités.

 

Suite à ces réflexions, il est vraisemblable que le quartier saura défendre son existence et qu'il aura la possibilité d’évoluer, de sa suivre une voie distincte par rapport aux autres parties de la ville. Par exemple, Makoko accueille de nombreuses Organisations Non Gouvernementales proposant des projets de réhabilitation qui peu à peu sont intégrés au quartier[13]. Ce type de solution ponctuelle et répondant à un besoin précis est à promouvoir et à reproduire. Si ces tendances se confirment Makoko sera en mesure de se restructurer comme partie intégrante de la ville, soit un quartier reconnu et officiellement détenteur d'une légitimité politique avec une représentation politique auprès de la municipalité. Cependant, la pérennité du développement de ce territoire ne passera que par une résolution rapide des problèmes environnementaux et sociaux actuels.

 

Du fait de sa grande précarité et de sa situation spécifique, Makoko est un lieu très particulier par rapport au reste de la ville. Cependant, il existe de nombreuses interactions économiques avec d'autres quartiers de l'agglomération. La position privilégiée du quartier, très centrale, renforce son attractivité. Ajoutée à cela, l’intégration de nouveaux arrivants prouve que Makoko n’est pas une entité hermétique et figée, repliée sur elle-même mais un quartier en mutation dont le développement suit sa propre voie et répond à ses propres règles. On peut dès lors parler de ce territoire comme d’un espace négocié entre les différents acteurs concernés[14]. En mettant en avant ses spécificités et en résolvant ses difficultés économiques, environnementales et sociales, Makoko a la possibilité de jouer un rôle prépondérant dans l'agglomération. Ainsi, il pourra se définir comme une nouvelle centralité, agissant à l'échelle locale avec un rôle complémentaire au centre politique et économique. L'ancien bidonville pourra dès lors trouver une position durable dans l'agglomération de Lagos.

 

[1] Gaedtke, F. (2013) Nigeria's water-starved "Venice of Africa", Al Jazeera and Agencies

http://www.aljazeera.com/indepth/features/2013/11/nigeria-water-starved-venice-africa-2013111185516875476.html

[2] (2012) Nigeria forces thousands from floating slum, Al Jazeera and Agencies

http://www.aljazeera.com/news/africa/2012/07/201272954130169461.html

[3] United Nations (2011) World Urbanisation Prospect, The 2011 Revision

[4] Okoye, V. (2012) Makoko residents pursue their right to remain, URB-IM

[5] Howden, D. (2010). Lagos: Inside the ultimate mega-city, The Independant

[6] Gandy, M. (2006). Planning, Anti-planning and the Infrastructure Crisis Facing Metropolitan Lagos

[7] Nigeria: Lagos, the mega-city of slums (2006)

http://www.irinnews.org/report/60811/nigeria-lagos-the-mega-city-of-slums

[8] FAO (1986) Corporate Document Repository, Marine fishery resources of Nigeria: A review of exploited fish stocks

[9] Living in Makoko (2012), the Venice of Lagos Channels Television

[10]  (2012) Living in Makoko, the Venice of Lagos Channels Television

[11] ibid.

[12]  critère V : « Etre un exemple éminent d'établissement humain traditionnel, de l'utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer. » http://whc.unesco.org/fr/criteres

[13] Mark, M(2012) Nigeria floats idea for life on  the water, The Guardian

[14] Par exemple, la « Floating School », une école flottante proposée par Kunle Adeyemi, un architecte nigérian travaillant à Amsterdam, prend en compte l’architecture et les conditions climatiques locales (Fourchard, 2006).

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Quartier lacustre de Makoko, Lagos, Nigeria

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​© rchatelet

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